14 juillet / Mayssyam

1989 / Laurence

Bien à l’abri du monde / Martine

Mai 68, un an avant l’année érotique / Annie

Soixante et onze / Claire


14 JUILLET   /  Mayssyam

Le vol pour Héraklion est annoncé pour 15h.

– T’imagines, s’il y a un accident sur la route ? Et si ça prend plus de temps que prévu pour déposer la voiture au parking ?

Ma phobie des retards et moi avons convaincu mon compagnon d’arriver de bonne heure.

Dans le minibus qui nous conduit à l’aéroport, le flash infos de radio scoop revient sur la performance de Griezmann lors de la demi-finale de l’euro entre la France et l’Allemagne 2 jours plus tôt.

« C’est clair, 2 buts comme ça, et on va le gagner, cet euro ! » lâche un type qui porte encore les lunettes rayées bleu, blanc, rouge. Je ne sais pas comment ils y voient à travers ! A défaut d’y voir à travers ou de se protéger du soleil, les fans affichent leur enthousiasme ! Et de poursuivre « y’en a qui y était ? »

Mon compagnon répond qu’il n’est pas spécialement supporter, mais que pour des évènements comme ça, à côté de chez nous, autant être de la partie ! J’ajoute que c’était la première fois que je me rendais dans une fan-zone. Nous avons bien évidemment eu droit à une fouille minutieuse des sacs à l’entrée, à une palpation différenciée homme/femme – je suis d’ailleurs passée plus rapidement puisqu’on était moins nombreuses. A Sainté, l’ambiance était bon enfant, mais les consignes de vigilance ont été relevées. J’allais parler des verres de bière qui ont volé lors des 2 buts français lorsque la navette arrive au terminal. Chacun se souhaite de bonnes vacances et va vérifier les informations relatives à son vol.

Nous voilà dans la file de contrôle des bagages. Nous progressons très lentement. Il fait chaud. Piétiner m’a toujours agacée. L’un de mes rêves serait d’utiliser des portes-au-loin comme Harry Potter afin d’éviter ces temps de latence. Lorsque nous avons franchi le premier portique de sécurité, j’ai dû me séparer de ma petite bouteille d’eau. Fichues règles ! D’autant qu’une dame a réussi à passer la sienne ! Pas si efficaces, les contrôles ! Néanmoins, la déclaration de l’état d’urgence depuis les attentats du 13 novembre 2015 a obligé les aéroports à les durcir. Preuve en est : cette autre voisine de portique a dû retirer ses escarpins à gros talons carrés afin de vérifier qu’ils ne renferment pas de substances illicites ou dangereuses. J’ai craint un moment de déclencher une alarme avec ma récente vis dans le genou… mais non ! Elle a dû être bien étudiée !

Le vol est assez court mais j’ai le temps de sélectionner un film qui m’intéresse. J’avais vu la bande annonce de « Mustang », relatant l’histoire de cinq sœurs turques avides d’indépendance mais une à une contrainte de se marier. Ces filles se battent pour une liberté qui me paraît, en tant que française, légitime : jouer sur la plage avec des garçons, se rendre à un match de foot. Elles font preuve de détermination, cependant, dans leur malheur, l’une se suicide, deux fuient leur famille. Comment, en 2016, peut-on encore en arriver à ces extrémités ? Il me reste un peu de temps avant l’atterrissage. Je retourne au menu central, regarde les titres proposés dans la play liste et choisis « Can’t stop the feeling » de Justin Timberlake et danse avec ma tête sur son rythme entrainant puis tous les écrans se mettent en veille, on nous prie de nous rattacher ; l’avion va amorcer sa descente.

Un bus nous conduit au club Lookéa de Réthymnon, 4 étoiles, s’il vous plait ! C’est la première fois que je fréquente ce genre de lieu. Avec mes parents, on était plutôt camping, vélo. Jeune adulte : toile de tente, réchaud. Puis avec mon fils et son père, mobil-home, frigo. Là, c’est le top confort : hôtel, pas de ménage, pension complète, all inclusive : boissons locales comme le raki ou la bière et les cocktails à volonté ! Hummm… une semaine à me prélasser, à ne rien gérer… Heureusement que le complexe est de petite taille : je n’aurais pas supporté le tumulte de centaines de personnes autour de moi, entourée de bâtiments plus grands que celui dans lequel je vis !

Ce voyage en Crète s’est décidé seulement 15 jours auparavant. On voulait partir en vacances, évidemment, mais sans savoir où. Les conséquences de ma ligamentoplastie se faisaient sentir : 2016 serait une année de vacances pépères. On avait envisagé d’aller à Nice chez ma belle-mère et en profiter pour plonger mais ma chirurgienne me l’avait interdit.

Le premier soir, nous nous contentons de notre environnement immédiat et du pot d’accueil présentant les activités de la semaine. Je n’adhère pas aux jeux organisés, mais bon, je ferai un effort pour m’intégrer… ou pas ! Petite soirée musicale. Je chantonne avec Amir son tube « j’ai cherché » créé pour l’Eurovision, j’accompagne Claudio Capéo en me mettant debout et je me prends au jeu de la chorégraphie de « sapés comme jamais » de Maitre Gims !

Le lendemain matin, nous louons une Fiat Panda à l’hôtel puis partons visiter Réthymnon et la côte nord. Je déambule, compresse sur le genou pour protéger ma cicatrice du soleil, dans les étroites ruelles de Xania. Au détour de nos déambulations, nous découvrons un charmant restaurant utilisé comme vitrine pour œuvres d’art : peintures, détournements d’objets, papiers roulés et compressés… tous les espaces sont utilisés, y compris les toilettes ! Quelle chance de l’avoir déniché ! De nombreuses idées en perspectives pour l’art visuel dans ma classe l’année prochaine ! Le tenancier, un Crétois ayant vécu 5 ans à Marseille est heureux d’échanger avec nous, veut savoir ce que nous pensons de son pays. Nous ne tarissons pas d’éloge sur l’hospitalité de ses concitoyens, la beauté et la variété des paysages de son île. Nous profitons de la climatisation de notre véhicule et d’une coutume locale excessivement aimable mais dangereuse : pour se laisser doubler, les voitures se décalent sur la bande d’arrêt d’urgence ! Le soir, pas de musique, nul besoin d’animation : c’est la finale entre le Portugal et la France. Certains arborent une écharpe tricolore, d’autres se sont dessiné le drapeau sur les joues. La bonne humeur est de mise, l’espoir aussi, compte tenu de la performance de la demi-finale. La bière, dont je me méfie en cas de but français, coule à flot. Les exclamations fusent, les silences s’installent. L’enthousiasme laisse place à la déception : la France a perdu, de peu, 1 à 0, mais a perdu. Y’en a qui pleure… Je n’arrive pas à comprendre : c’est juste du foot !

Les repas de la semaine défilent : petits déjeuners raisonnablement gargantuesques : jus d’orange frais, fromage blanc avec fruits secs, miel et pruneaux, café accompagné de pancakes tièdes au miel ou à la célèbre pâte à tartiner qui « réveille notre enthousiasme », deuxième café accompagné d’une cigarette, happy hour autour de la piscine, apéritifs sous les oliviers de la terrasse, dîners lors desquels mes papilles sont excitées à chaque nouveauté. C’est le problème des clubs : les plats sont tellement nombreux qu’il m’est difficile de choisir !

Je n’ai pas envie de passer mes journées à m’y prélasser. Certes, ma mobilité et mon endurance sont réduites, mais je tiens à profiter de l’île. Un matin, je réveille mon compagnon qui, malgré l’absence de volets, pourrait dormir tard. Nous déjeunons, presque seuls, pensant que bon nombre de vacanciers sont partis en excursion. Le complexe en propose, mais être entassés dans un bus, s’arrêter sur le lieu à visiter, suivre le groupe… ce n’est pas pour moi. Il y a des limites à ne rien gérer : on perd sa liberté ! Nous profitons d’une relative fraicheur crétoise pour visiter le monastère d’Arkadi, désert, alors qu’il figure en tête de liste des guides touristiques, mesurant la chance de s’être levés à 8h. Exceptionnellement, ce jour-là, nous rentrons déjeuner à Lookéa. Onze heures et demie, l’heure du raki ! Mais… le bar est fermé ?! Oups… mon téléphone portable, dont je ne m’étais guère servi jusqu’à présent, a mal géré le décalage horaire : il n’est que 10h30 ! Le soleil darde déjà ses rayons, nous incitant à nous immerger avec délectation dans la piscine bordée de lauriers roses. J’en profite pour participer à une séance d’aquagym : quelques mouvements me feront du bien pour remuscler ma jambe droite !

La douceur de vie est de mise sur cette île. Nous nous extasions sur les plages ventées de sable rose d’Elafonisi, nous rafraichissons aux fontaines de Spili, profitons d’une mer translucide à Palm Beach.

Vendredi 15 juillet. Je descends les escaliers blancs, traverse le hall d’entrée, jette machinalement un œil sur le panneau affichant les activités du jour. Je pénètre dans le salon aux baies vitrées ouvertes afin d’accéder à la terrasse. Arrivée à hauteur du long canapé de tissu rouge, mon regard est attiré par la télévision allumée sur une chaine d’information en continu. En bas de l’écran, un bandeau jaune défile. Je ne bouge plus. Mon compagnon me heurte. Il me regarde, regarde dans la même direction que moi.

– Ta mère, il faut l’appeler !

Le bandeau s’étire, annonçant qu’un camion a foncé dans la foule sur la promenade des Anglais après le feu d’artifice.

– Je monte lui téléphoner.

Un journaliste prend la parole pour un flash spécial et annonce le triste bilan provisoire : 86 morts et des centaines de blessés.

– Je t’accompagne, il faut aussi que je sache.

Il m’est difficile de me détacher de l’écran porteur de nouvelles si atroces. Je veux en savoir plus, mais l’essentiel à cet instant n’est pas là. Impossible de joindre ma belle-mère. Son fils, d’ordinaire plutôt stoïque, après avoir argué que sa mère laissait souvent son portable en silencieux et n’avait pas dû l’entendre ou qu’elle était partie se balader sans l’emporter, commence à s’inquiéter. Nous retournons au salon, avec le téléphone. Nous apprenons avec horreur que le chauffeur, après s’être servi du camion sur 2 kilomètres, prenant la foule pour cible, s’est immobilisé et a tiré avec un pistolet.

– Essaye encore !

– Ca ne sert à rien, elle ne répond pas !

– Appelle ta sœur !

– Pourquoi ?

– Si ça se trouve, elle était à Nice ou bien, elle fait comme nous, elle essaye de joindre ta mère.

Ma belle-sœur décroche rapidement et n’attend même pas que son frère lui parle : « c’est bon, maman va bien ». Elle l’a appelée de bonne heure. La veille au soir, sa mère, seule, n’a pas eu envie de côtoyer la foule massée sur la Prom’ et est restée sur son balcon pour assister au feu d’artifice.

Je m’affaisse sur le canapé, soulagée. Heureusement que ma belle-sœur était à Lausanne ; ensemble, mère et fille se seraient déplacées pour les festivités de la fête nationale. Ensemble, elles auraient vu le forcené monter sur les trottoirs et écraser les gens. Ensemble, elles auraient pu faire partie de toutes ces victimes.

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1989   /   Laurence

Elle vient d’avoir 18 ans. 18 printemps au mois d’avril dernier. 18 ans ! Depuis le temps qu’elle en rêve : « Plus personne ne me commandera, on ne me dira plus ce que je dois dire ou faire. » Terminées les remarques énoncées à la petite fille. « C’est déjà pas beau dans la bouche d’un garçon alors dans la bouche d’une fille ! » « Fais tes devoirs ! » « Lave-toi les mains ! » « Passe l’aspirateur ! »… On ne dit pas ces choses-là à un adulte, croit-elle naïvement.

18 ans de rêves, de promesses, de projets de vie… Souvent avec ses copines du lycée, elle évoque après. Après la fin d’année scolaire, après le bac, après.

Elles écoutent les mêmes chansons diffusées en boucle à la radio du car qui les emmène chaque jour au lycée. Madonna ne s’époumone pas pour une fois en chantant ‘like a prayer’, Roch Voisine pleure son ‘Hélène’ presque tous les matins et tous les soirs, la ‘lambada’ s’annonce comme le tube de l’été à venir.

Elle passe le bac de Français en ce mois de juin 1989. Elle est un peu perdue dans ses repères d’élève. Elle se croyait bonne en Français et sa prof ne semble pas du même avis. Cette dernière ne s’est-elle pas moquée de l’un de ses devoirs, n’a-t-elle pas cherché aussi à la coincer par tous les moyens sur des questions culturelles. Pas de chance pour cette femme, la jeune fille connaît les réponses mais la joute l’a ébranlée. Elle se sait faible en mathématiques. Si elle n’engrange pas des points sur le Français, elle risque bien de ne jamais décrocher le fameux diplôme. En tout cas, elle se promet une chose : si elle devient enseignante comme elle le souhaite ardemment, elle ne sera pas comme cette prof’, elle laissera une chance à toutes les fleurs d’éclore.

Parenthèse dans les révisions, elle foule le sol de Paris pour la première fois à l’occasion des festivités du bicentenaire de la Révolution. Le lycée organise un voyage de deux jours sur les traces de Marat, Robespierre ou même Louis XVI. Toute la ville l’impressionne : la tour Eiffel, l’esplanade du Louvre, les Champs-Elysées… la passionnée d’histoire est subjuguée.

Ses copines ne partagent pas forcément ses centres d’intérêt. Ensemble, elles parlent de tout de rien : les garçons, les hommes évidemment. Elle, elle en pince un peu pour son prof de math mais elle n’ose pas le dire. Il est tellement vieux, 25 ans au moins. Elle ne comprend rien à ce qu’il raconte mais il lui plaît. Elle a ressenti un drôle de pincement au cœur quand il lui a fait la bise pour lui remettre la médaille du cross. Elle le tait aux copines. De toute façon, toutes ne fréquentent pas le même lycée. Certaines sont scolarisées dans le privé, d’autres dans le public mais elles se retrouvent les mercredis pour jouer au hand avec d’autres filles plus âgées.

Depuis toute petite, elle pratique ce sport. Initiée par sa sœur aînée, elle a suivi le mouvement sans le même talent. Elle en a conçu longtemps un sentiment d’infériorité. Cette année, la grande sœur ne peut assouvir sa passion, la naissance de son second enfant est imminente.

Cela laisse le champ libre à la petite qui commence à trouver certains automatismes. Ses gestes pour empêcher les attaquants de passer semblent dérisoires. Les adversaires passent toujours.

Alors que les chars, place Tian Anmen, eux, ne passent pas. Un homme seul se dresse devant ces engins de guerre et les défie.

Mais si lui mesure son courage à l’aune de la répression, elle a peur de ce qui l’attend dehors. Elle sort peu. Elle pourrait arguer le manque de finance mais la vérité est toute autre. Ce n’est simplement pas dans son tempérament. Elle aime le calme de la maison, la protection illusoire de ces lieux familiers, le refuge sacré de sa chambre.

Ici tout arrive ou est déjà arrivé. Les cow-boys ont côtoyé les chevaliers, les nuits ont été longues, les nuits ont été courtes. Ici elle a tout inventé, elle a tout osé (même parlé au prof de maths), elle a tout créé. Elle est le génie que tout le monde ignore à l’extérieur, surtout elle ! Ici, elle est une véritable héroïne qui lit aussi bien ‘93’ de Victor Hugo pour son plaisir  que ‘la Chartreuse de Parme’ pour le lycée. (Celui-là, elle l’a détesté.) Elle lit aussi des bandes dessinées parce qu’elle aime vraiment ça. Au lycée, la prof de Français a dit que c’était de la littérature de bas-étage. Et bien va pour la littérature de bas-étage !

Et puis quoi ? Y aurait-il culture et culture pour la femme/enfant ? Elle qui peut regarder ‘Apostrophes’ le vendredi soir et ‘Babar’ le samedi matin.

La culture est justement le principal sujet du bac de Français.

« Le Français doit-il rester attaché à ses traditions ou participer à une culture mondiale ? » Cela l’inspire. Elle écrit, comme elle le fait en secret depuis quelques mois. Elle aborde tous les thèmes culturels qui se rapportent au sujet. Elle raconte Jacques François parlant à Alec Guiness en anglais devant Bernard Pivot. Elle revisite les livres de Maurice Denuzière. Elle évoque les chansons anglaises, françaises, espagnoles… Tout ce qui l’intéresse…

…Comme un pied de nez, la note reçue lui parvient à 6 000 km de là. Pour la première fois de sa vie, elle a pris l’avion, vu ‘Qui veut la peau de Roger Rabbit ?’ dans l’avion et mangé des trucs insipides dans l’avion.

Comme un pied de nez à ce qu’elle devient, alors qu’elle se trouve au Québec, elle a encore besoin d’entendre sa maman. « 15 sur 20, tu as eu 15 sur 20 ! » Elles n’en reviennent ni l’une ni l’autre.

Comme un pied de nez à la prof de français, comme un pied de nez à la littérature de bas-étage, comme un pied de nez à tous les sentiments d’infériorité, elle obtient la meilleure note du lycée.

Après un été passé sous le signe des bonnets phrygiens, elle entame une année de terminale qui s’annonce bien délicate pour elle.

Les mathématiques ne la passionnent toujours pas. Malgré la fosse d’incompréhension qu’elle continue de creuser, l’attrait du professeur reste un atout majeur de la matière.

Elle est sérieuse, elle travaille. Beaucoup. Elle les connaît par cœur ces formules mathématiques au nom souvent mystérieux : produits remarquables, fonctions népériennes, schéma de Bernouilli… mais leur application demeure sans effet.

Comme la journée de lycée ne suffit pas, quand elle rentre chez elle, les devoirs commencent. Elle aurait bien regardé quelques épisodes de ‘Alf’, de l’agence tout risques’ ou de ‘Mac Gyver’ mais la conscience l’emporte. Toujours !

Le vendredi seulement, elle se permet une pause télévisuelle en regardant le top 50. Marc Toesca est très dynamique et sait s’adresser aux jeunes.

Et puis le vendredi soir, même si elle a cours le samedi matin, la tension de la semaine se relâche à la maison. Son père rentre relativement plus tôt du garage. Il a terminé les services scolaires, bidouillé quelques moteurs et se permet le luxe d’arriver avant 20 h. Elle aime le voir passer la porte de la salle à manger, épuisé et souriant. Elle aime sa façon de se laver les mains, au-dessus de l’évier : des grandes mains noires pleines de cambouis qui pétrissent le gros savon recomposé de plusieurs petits morceaux.

Et puis le vendredi, sa grand-mère soupe avec eux. Elle parle peu mais elle emporte avec elle toute une flopée de souvenirs que la jeune fille aime entendre.

C’est pourtant un jeudi qui bouleverse sa vie et celui du monde.

A la maison, il n’y a qu’elle et sa mère, les uns ou les autres sont accaparés par leurs activités diverses. Là, sous leurs yeux ébahis, en ce jeudi 9 novembre, se passe une des choses les plus improbables : le mur de Berlin cède.

Bien sûr, elle a entendu certaines rumeurs, lu quelques articles sur l’effritement du bloc soviétique et les velléités d’indépendance des pays de l’Est.

Une émotion immense, à l’instar de tous ceux qui vivent ce moment, l’étreint en entendant Rostropovitch jouer du violoncelle au pied du mur. Non qu’elle sache réellement les conséquences sur l’avenir, mais elle sent que cet instant est unique.

La chute du mur est le principal sujet de conversation au lycée. Il est toujours question du bac, des révisions, des garçons, de qui l’a fait ou qui ne l’a pas fait. Mais chacun partage ses impressions, commente les images, envisage la suite.

Devant la déferlante, le professeur d’histoire saisit la balle au bond. Il organise des débats autour de l’évènement et de ses conséquences, sans doute pour éviter les débordements pendant ses cours. Elle prend la parole plusieurs fois, bravant sa timidité et son manque de confiance en elle. Elle remarque avec surprise et plaisir que ce qu’elle dit suscite de la curiosité. Elle se découvre dans les yeux de ceux qui l’entourent, pour la première fois, intéressante.

Même le prof d’histoire, passionné et passionnant, lui demande son avis à elle, sur les films qui passent au cinéma :

« Laurence, avez-vous vu ‘la vie et rien d’autre’ de Bertrand Tavernier ? Qu’en avez-vous pensé ? »

Limite, elle se retourne pour voir s’il n’y a pas une deuxième Laurence derrière elle. Elle se fait forte de répondre même si parfois, elle n’a pas réellement d’avis sur la question.

Coincée dans un emploi du temps serré entre lycée, hand, copains, elle apprécie l’arrivée des vacances de Noël, premières vacances depuis longtemps où elle n’aura pas à travailler pour gagner quelques sous. Alors, elle s’autorise une pause dans sa vie de lycéenne studieuse. Elle lit et surtout regarde la télévision. Trop au goût de sa mère. Pas les bonnes chaînes selon son frère… Et puis, elle découvre la télécommande. Trop bien, elle n’a plus besoin de se lever pour passer de TF1 à Antenne 2 !

En zappant un soir, elle tombe en arrêt sur le visage de Nicolae Ceausescu abasourdi. Le regard stupéfait et effrayé, le dirigeant communiste de la Roumanie ne parvient plus à imposer sa parole au peuple rassemblé devant son palais.

Son frère adepte du changement de chaîne la rejoint le lendemain devant le poste. Pas question ni pour lui, ni pour elle, de regarder une autre émission que celle diffusée. En Roumanie, les évènements se précipitent : les gens se battent dans les rues, des hommes ont investi les studios de télévision, Ceausescu est en fuite.

Elle connaît un peu les pays de l’est pour être allée en Hongrie deux ans auparavant. Elle prend les images sans recul. Elle transpose ses amis de Hongrie en Roumanie et les imagine victimes de l’oppression comme les personnes découvertes dans les charniers de Timisoara.

Et puis, le matin de Noël, alors que dans le salon, au pied de la cheminée, trônent les chaussures pleines de cadeaux, toute sa famille se rassemble. Il n’est pas question d’ouvrir les paquets, personne ne songe même à souhaiter un ‘joyeux Noël’. Son père et sa mère sont là, ainsi que ses frères, tous installés sur le canapé. Elle est debout pour allumer la télé. Le couple présidentiel roumain vient d’être passé par les armes.

Elle vient d’avoir 18 ans. C’est encore une enfant mais elle découvre à la lueur de ces évènements que le monde n’est pas figé, qu’il poursuit sa marche avec ou sans elle. Elle voit que des jeunes gens qui n’ont pas peur de sortir de chez eux combattent pour leur liberté. Elle comprend alors qu’elle est devenue citoyenne du monde et bascule dans l’âge adulte.

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BIEN À L’ABRI DU MONDE    /    Martine

Elle a presque quarante ans. C’est l’âge mûr, dit sa grand-mère, après on est vieux. Elle n’est pas vieille et elle se le prouve en courant tous les dimanches en Nike et en short flottant.

Elle rêve de voyages. Ses amis reviennent de Bali, de Grèce, du Mexique. Son voyage à elle, c’est dans une énorme maison en pierre face à la vallée. Avec Jean-François, ils ont presque fini de la restaurer. Cette maison, elle y restera toute sa vie. Chaque été, elle repeint les volets en châtaignier en écoutant de la musique. Cette année, c’est Cabrel et Paolo Conté. Perchée sur le bord en pierre d’une fenêtre, elle fredonne « Via con me ».

Elle rêve d’être quelqu’un de bien mais elle a raté le concours de professeur des écoles et reste simple instit. Mercredi, c’est conférence pédagogique. Elle retrouve plein de collègues. Elle recherche Viviane qu’elle aime bien et l’aperçoit. Viviane est enceinte, visiblement. Elle la félicite, surprise de cette grossesse inattendue. Elles ont partagé la désespérance d’une stérilité inguérissable. C’est un bébé éprouvette, lui confie son amie. Tu sais on a bien progressé dans ce domaine.

Alors, se réveille une sensation familière, une frustration qui l’a tenaillée longtemps et qui s’était endormie. Elle sent renaître en elle un désir d’enfant, un désir de sentir la vie en elle, de donner sa suite au monde.

Elle attend Jean-François. Il rentre tard. Elle lui dit son projet et elle sent son étonnement, écoute son silence.  Elle l’entend argumenter sur leurs trois enfants adoptés. Et puisqu’elle insiste, elle subit ses railleries sur cette nouvelle lubie, sur son inconscience, sa légèreté. Elle perçoit cependant une possibilité. Il n’a pas dit non.

Le soir, ils vont au cinéma qui programme la liste de Schindler et en sortent tous les deux bouleversés. Ce n’est pas son premier film sur la Shoah. Mais elle est touchée profondément par les personnages, la musique, les images. Ils marchent en silence en se tenant par la main. Elle se dit que ces atrocités sont passées, que le nazisme ne peut plus exister.

Le week-end suivant, ils sortent chez des amis, ils font la fête. Ils dansent ensemble, complices. En rentrant elle lui reparle de son projet de grossesse. Elle en a très envie, elle est très persuasive. Mais il dit encore qu’il n’est pas prêt.

Tous les soirs, ils regardent les informations au journal télévisé. Yann Piat vient d’être assassinée. Il lui dit que l’on peut être au Front National et lutter contre la corruption. Elle lui dit que l’on peut avoir adopter des enfants et vouloir en engendrer également.

 Un soir, en rentrant du bureau, de guerre lasse, il accepte, bon d’accord mais pour un seul essai… Elle se jette dans ses bras mais elle le sent se raidir.

Elle retourne voir Viviane. Elle a beaucoup de questions à lui poser. Elle repart avec une seule adresse à Valence, assez loin de chez elle. Elle n’hésite plus. Son envie s’est muée en un désir d’enfant irrationnel et tempétueux.

Au début du mois de février, elle se retrouve avec Jean-François dans le cabinet du professeur Gillioz. Ils attendent devant un mur de photos de bébés et de jeunes enfants. Tous ces sourires heureux lui disent qu’elle a pris la bonne décision.

Des affiches de propagande mettent en garde conte le SIDA. Elle ne se sent pas vraiment concernée, elle ne connaît personne qui l’a eu.

Le professeur Gillioz les écoute et prescrit des examens.

Il explique le protocole, le pourcentage de réussite qui décroit avec l’âge, la stimulation ovarienne nécessaire. 

Le soir, elle retourne seule au cinéma pour voir Philadelphia. Jean-François n’a pas voulu l’accompagner, du travail à finir. À la sortie du film, elle s’angoisse tout à coup. Et s’il avait le sida ? Il faudrait qu’ils fassent un test. Mais elle n’en parlera pas, elle a trop peur qu’il change d’avis. Ils ne se comprennent plus… Elle rêve de mettre leur amour à la machine pour retrouver les couleurs d’origine, comme le chante Souchon.

Les examens sont bons. Ils peuvent encore procréer. Le docteur Gillioz programme une première tentative pour le mois d’avril.
Pendant le trajet, elle tente de parler avec Jean-François qui reste silencieux comme d’habitude.

Arrivée à la maison, elle appelle le cabinet d’infirmier proche de l’école pour la stimulation ovarienne. En temps normal, les ovaires produisent un seul ovocyte par cycle. C’est insuffisant pour espérer engendrer. Pour stimuler les ovaires un traitement est nécessaire. Les injections doivent avoir lieu à heures fixes, parfois pendant la classe.

Ses collègues sont discrets. Ils ne semblent rien remarquer de ses petites disparitions.

Son temps est rythmé par les injections et les analyses. Toute sa vie tourne autour de ses ovaires. Elle les imagine gonfler et se boursouffler comme une énorme mûre jaune d’or.

Le soir, elle explique tout ça à Jean-François qui l’écoute distraitement. Mais qu’importe, tout lui est égal que ce bébé qu’elle veut de toutes ses forces.

Le 7 avril, la journée d’action « Tous ensemble contre le Sida » et la grève du métro repoussent la politique internationale en fin du journal télévisé. Paul Amar annonce que l’avion qui transportait les deux présidents rwandais et burundais, Juvénal Habyarimana, a été abattu près de Kigali pendant la nuit. Ça a tout l’air d’un attentat. Quelques images montrent la ville de Kigali au matin et les collines environnantes. Un ressortissant français interrogé décrit des tirs, des pillages et conclut « À ce stade, on ne peut pas dire qui tire sur qui. ». Elle s’est arrêtée d’essuyer la table pour écouter. À l’âge de dix ans, elle a séjourné une courte année en Côte d’Ivoire. Depuis, l’Afrique bruisse dans son cœur. Elle garde des images de terre rouge, d’odeurs tièdes, de mangues sauvages qu’elle ne parvient à lier avec ces affrontements abstraits entre les FAR et le FPR.

Dans son ventre, ses ovaires bourgeonnent. Le centre de fécondation in vitro a reçu les dernières analyses. Ses ovaires sont prêts pour le prélèvement. Les biologistes l’attendent le lendemain. Elle appelle sa directrice et l’informe de son congé. Elle la rassure, non ce n’est pas grave, juste demain.

Elle s’allonge les mains sur le ventre à l’écoute de ses sensations. Elle appuie doucement sur ses ovaires pour les sentir. Elle espère que Jean-François ne changera pas d’avis.

À France Inter, elle attend curieuse des nouvelles du Rwanda. Jean-Luc Hess commence avec le bombardement des hôpitaux en Bosnie par les serbes. Enfin, il parle du Rwanda. La situation est confuse. Des personnalités politiques auraient été assassinées. Le journaliste évoque aussi des risques de guerre civile. L’ONU ou la France vont intervenir, espère-t-elle, mais elle se prépare surtout pour son intervention du lendemain.

Elle n’a pas eu mal du tout. Elle ne se souvient de peu de choses noyées dans le brouillard des calmants. On a pu lui prélever treize ovocytes.  Elle est fière de cette performance.  Ces ovocytes seront fécondés in vitro. Les meilleurs lui seront réimplantés dans trois jours. Les meilleurs… comment savoir, se demande-t-elle.

Dans quelques jours elle sera peut-être enceinte… Mais en attendant, son ventre est vide.

Vide aussi, son esprit quand elle entend parler de massacre à la machette au Rwanda. Elle frissonne à cette idée. Ces affrontements lui apparaissent d’un autre monde dont elle doit s’éloigner. Elle ne peut pas se préoccuper en même temps de la violence du monde et de son projet de grossesse. Elle craint l’appel du laboratoire qui lui annoncerait des anomalies dans le processus de division cellulaire. Elle imagine des techniciens en blouse blanche l’œil rivé sur leur microscope examinant ces propres ovules.

Elle n’en revient pas de toute cette technologie mise en œuvre pour son désir d’enfant.

À la télévision, un médecin de l’OMS alerte sur la situation au Rwanda. Sa voix se brise en décrivant des milliers de déplacés sur les routes, terrorisés, blessés, menacés. L’organisation ne peut guère intervenir dans le pays faute d’autorisation. Et l’ONU ne fait rien, « Nous sommes déçus, étonnés, impuissants, conclut-il.

Elle écoute et se demande pourquoi on peut tant pour elle et rien pour ces milliers de femmes et d’enfants dont elle peut lire l’angoisse à l’écran.

Le docteur Gillioz lui propose de déposer dans son ventre quatre embryons. « Cela vous laisse plus de chances d’en garder au moins un et puis, vous avez une grande maison. » ajoute-t-il en souriant.  Jean-François ne proteste pas. Dès qu’on lui parle de sa maison, il est flatté. 

Dans son ventre, on a semé quatre embryons. Combien en restera-t-il ? Malgré son envie de bébés, elle a du mal à s’imaginer avec quatre enfants. Il faut maintenant attendre. Les jours qui viennent seront cruciaux. Le ou lesquels réussiront à nidifier dans les parois épaissies de son utérus ? Leur séjour artificiel dans un bocal de verre lui semble un drôle début dans la vie.

L’attente est usante. Elle ne pense plus qu’à son ventre et à ce qui s’y passe. Quelquefois, elle se dit que c’est raté et elle est désespérée. D’autre fois, elle sent quelque chose d’une vie qui pousse. » Elle guette les premières nausées.

Un mois passe.

Au Rwanda, Les forces d’interposition quittent le terrain les unes après les autres. L’ONU se contente d’exiger un cessez le feu sans envoyer de troupes. Les anciens colonisateurs belges retirent leurs casques bleus de la MINUAR laissant la place libre aux porteurs de machettes. Des jeunes gens fanatiques découpent, brûlent, violent sans limites.

Encore quelques jours et elle saura. Ce sera soit la fin de cet espoir, soit l’annonce d’une grossesse.

250 hommes sont envoyés par le conseil de l’ONU au Rwanda. Ils doivent servir d’intermédiaires entre les deux parties. Les morts sont estimés à plus de 200 000 et on commence à parler de génocide.

Ce dimanche, ils reçoivent un couple d’amis. Olivier est médecin. Elle lui raconte cette terrible attente. Tu en es à combien ? Déjà un mois. On devrait voir quelque chose. Il l’emmène à son cabinet où il a depuis peu un échographe. L’appareil glisse doucement sur son ventre en tournant, puis s’arrête, puis reprend sa course au-dessus de son utérus. Olivier ne dit rien. Elle attend. « Bon, écoute, je vois quelque chose, un seul embryon mais qui a l’air bien accroché. Il faut attendre les autres examens mais je crois bien que tu es enceinte ! »

Le 6 mai, on inaugure le tunnel sous la Manche et deux jours plus tard, elle fête son anniversaire. Le laboratoire a confirmé la grossesse. Elle a le droit à tous les égards. Le docteur Gillioz l’appelle personnellement pour la féliciter. Il confirmera après examen la survie d’un seul embryon.

Elle s’achète une salopette en jean pour quand son ventre aura grossi.

Selon le journal télévisé, l’ONU vient de décréter un embargo sur les armes arrivant au Rwanda. Embargo peu efficace puisque le nombre de morts estimés augmente tous les jours. Il se chiffre à plusieurs centaines de milliers de victimes. Personne n’en parle autour d’elle. La guerre entre Serbes et Bosniaques occupe l’actualité.

Son actualité à elle, c’est ce bébé qui pousse dans son ventre. Il s’est bien accroché. Mais il faut encore attendre le troisième mois pour être sûr qu’il est installé solidement.

Le génocide est bien installé également. Tous les matins, la radio des mille collines invitent les Hutus à débarrasser le pays des sales cafards de Tutsis de toutes les façons. On va les effacer, clament-ils.

Elle est dans sa bulle. Elle s’est mise à l’abri de la férocité du monde.

Au mois de juin, Mitterrand annonce l’opération Turquoise et envoie des soldats français au Rwanda. Enfin, se dit-elle, ils vont arrêter ça. Ça, pour elle, c’est les coups de machettes, les femmes violées dont on parle aux actualités.

Son ventre grossit. Ça commence à se voir lui dit Viviane qui était dans la confidence. Les trois mois sont passés. Elle l’annonce à sa famille.
Jean-François s’est éloigné d’elle alors qu’elle espérait un rapprochement. Pendant ses insomnies, dans le lit déserté, elle lit en riant un été en Provence de Peter Mayle. Elle commence à imaginer l’enfant à naitre.

L’été arrive avec ses soirées de fête. Rassurée sur sa grossesse, elle retrouve son corps, elle marche, elle nage. Elle danse, sensualité… chante Axel Red.

Début juillet, les troupes du FPR entrent dans Kigali. Elle se réjouit. Les bourreaux ne sont pas les vainqueurs. Mais pourquoi avoir attendu tout ce temps ? Elle se demande aussi pourquoi la barbarie revient toujours. Et elle pense à la liste de Schindler.

17 juillet 1994.  Paul Amar annonce au journal la fin du génocide. Le FPR contrôle l’essentiel du pays. On parle de plus de 800 000 morts et de génocide. Les témoignages sont ahurissants.

Les bourreaux hutus fuient en masse au Zaïre.

On ne parle plus du Rwanda. Les survivants recherchent leur famille, les enfants leurs parents. Le pays n’est plus qu’un immense charnier.

Les mois passent. On est en décembre. L’enfant est prêt à naître.

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MAI 68, UN AN AVANT L’ANNÉE EROTIQUE    /  Annie

Depuis l’enfance ta révolte gronde. Avec une pointe de haine génératrice de culpabilité. Cette culpabilité, tu t’en souviens, gâcha ton plaisir de recevoir ton premier vélo d’adulte offert pour tes dix ans : fallait-il que tu sois mauvaise pour haïr des parents aussi généreux ? Tes parents veulent pour toi le meilleur. Dans cet objectif louable, ton père pratique un autoritarisme intrusif et ta mère fait preuve d’une rigueur quelque peu inhibitrice.

Tu as atteint tes quatorze ans au début de cette année. Et voici qu’aux premiers jours du mois de Marie, le joli mois du muguet, une autre révolte que la tienne, une autre colère, un autre besoin de liberté s’expriment bruyamment dans les rues parisiennes à coups de pavés et de cocktails Molotov.

Molotov. Ce nom que tu n’as jamais entendu auparavant te devient instantanément familier, alors que tu ignores l’existence de ce Viatcheslav Molotov qui a donné son patronyme à une arme en parfaite adéquation avec ta colère, ta détestation de l’autorité et ton désir furieux de renverser les pesantes tables de la Loi et de l’Ordre établi.

De la guerre, tes parents sont sortis encore adolescents, à supposer que ce mot eût un sens à cette époque. Ils ont démarré leur vie professionnelle et construit leur famille dans l’élan des Trente Glorieuses. Dans les années soixante, on croit au progrès. Quand les plus jeunes se plaignent de leur sort, la réponse arrive très vite : ce qu’il vous manque, c’est une bonne guerre !

Toi tu ne l’as pas connue, leur guerre, tu crois être née bien longtemps après. Tu t’en tamponnes de leur guerre. Tu le vomis, leur de Gaulle, leur sauveur, leur grand Charles qu’ils ont élu Président, vieux, ringard et aussi rigide que son képi.

Tu as vu Paris une fois dans ta vie, petite provinciale de dix ans accompagnée par ta mère : la tour Eiffel, l’Arc de Triomphe, le Louvre, Notre-Dame, le métro, le Sacré Cœur…

Tu as entendu dire qu’à Nanterre vivent des immigrés dans des bidonvilles mais tu ne sais pas très bien où se situe Nanterre ni à quoi ressemble un bidonville. Quand les radios annoncent que la faculté de Nanterre est occupée par des étudiants énervés, tu ne comprends pas grand-chose. Plus tard, tu entendras parler du mouvement du 22 mars, mené par un certain Daniel Cohn-Bendit, vite surnommé Dany le rouge. En matière de rouge, tu es alors plus familière de Rackham que de Dany. Mais ce Dany a des airs de pirate qui défie les royautés, ce qui n’est pas pour te déplaire.

Le 2 mai, les autorités ferment l’université de Nanterre et les combats gagnent la capitale, la Sorbonne en épicentre. La Sorbonne, le Quartier Latin… des abstractions. Mais ces pavés arrachés aux rues qui volent en direction des CRS, c’est concret, joyeux et libérateur. Faire la Révolution, lutter pour la liberté et la justice, c’est exactement ce que tu attendais. Depuis quelques semaines, Scott Mac Kenzie chante les-hippies-de-San-Francisco-avec-des-fleurs-dans-les-cheveux ; les Beatles te proposent de changer le monde en faisant la Révolution. Lennon y chante le refus de la violence et invite chacun à libérer son esprit plutôt que de prendre les armes. Mais à toi, l’école publique française a appris qu’une révolution, ça passe par des barricades et des têtes au bout de piques.

Hugues Aufray chante Dylan, et toi tu fredonnes : « Les Américains / Se couvrirent de gloire / Contre les Indiens / Ils les massacrèrent / Le cœur bien en paix / La conscience claire / Et Dieu à leurs côtés. »

L’Amérique encore auréolée de son intervention libératrice contre les nazis, l’Amérique du progrès et de la modernité, l’Amérique est en train de massacrer des Vietnamiens à coup de bombes au napalm. Dieu est discrédité, qui autorise les exactions passées et présentes. Il y a un an tu faisais ta communion solennelle, avec sincérité. Dieu vient de mourir subitement.

Lanza del Vasto t’a convaincue des vertus de la non-violence, mais tu ressens un furieux besoin de tout faire sauter autour de toi. Ce vieux pays coincé te pèse, tes parents coincés t’étouffent. Sur la couverture de ton classeur, tu as recopié une phrase du poète Nazim Hikmet que tu te répètes en boucle : « Être captif, là n’est pas la question. Il s’agit de ne pas se rendre, voilà. »

Une prof t’a fait découvrir Léo Ferré, qui chante : « Faudrait pas oublier qu’ça descend dans la rue / Les anarchistes / Ils ont un drapeau noir / En berne sur l’Espoir / Et la mélancolie / Pour traîner dans la vie / Des couteaux pour trancher / Le pain de l’Amitié / Et des armes rouillées / Pour ne pas oublier… »

C’est bien joli la non-violence, mais la liberté, ça ne pousse pas gentiment au milieu des fleurs, ça s’arrache dans le sang ! Et c’est tellement romantique…

Quelques garçons un peu plus âgés que toi te présentent Proudhon, Fourier, Bakounine. Tes lectures t’ouvrent des horizons d’espoir. Les lendemains pourraient donc chanter ! Qu’elle est belle, l’utopie anarchiste : vivre libre et sans coercition. Produire et fonctionner dans l’autogestion et la solidarité : « De chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins ».

Sur les murs les slogans fleurissent qui exhalent d’enivrantes senteurs : Sous les pavés la plage, Elections piège à cons, A bas l’état policier…

Ferré chante qu’aucun monde meilleur ne sortira des urnes : « Faut les voir à la télé-urne / Avec le général Frappard / Et leur bulletin dans les burnes / Et le mépris dans un placard / Ils ont voté… et puis, après ? »

En mai, fais ce qu’il te plaît. Le pays reste paralysé plusieurs semaines par une gigantesque grève sauvage. Tes parents sont inquiets et tes profs aux anges. Bien sûr, tu as choisi les anges et tu te fiches de ce chaos qui, paraît-il, menace le pays. Une voisine raconte qu’elle a fait provision de victuailles, au cas où… Au cas où quoi ? te demandes-tu.

Le 29 mai, deux jours après la signature des accords de Grenelle, De Gaulle a disparu, on apprendra plus tard qu’il s’est rendu à Baden-Baden pour s’assurer de la fidélité de l’état-major militaire. Le pays panique, tu te dis « bon débarras ! »

Comme le matou de la chanson, le général revient et dissout l’Assemblée Nationale. La droite reprend la main lors d’une manifestation monstre le 30 mai. Elle remporte largement, avec soixante pourcents de députés, les élections législatives organisées fin juin. Fin de la récréation.

Ta déception ne t’empêche pas de ferrailler contre ton père à chaque repas. Vos conflits quotidiens génèrent une victime collatérale, quoi que l’adjectif ne fasse pas encore partie du vocabulaire de l’époque : ta mère subit vos invectives en soupirant, puis elle part pleurer à la cuisine et ton père a beau jeu de t’asséner : « Regarde ce que tu as fait à ta mère ! » 

Pourtant tu ne veux faire souffrir personne. Tu voudrais seulement trouver des interlocuteurs pour échanger des idées et partager tes idéaux. Dans ton désarroi, tu as de la chance : les profs sont ces interlocuteurs, ils te permettent d’exister comme sujet. Sans être toujours d’accord avec toi ils t’écoutent. Ils te prennent au sérieux. Ils te répondent sans user d’arguments d’autorité.

Exit mai 68. Mais dans les têtes rien ne sera plus comme avant. Des verrous ont sauté. Certains mots tabous que tu prononces encore difficilement sont sortis de la clandestinité : sexualité, jouissance. Pour toi le chemin sera long, tu n’es qu’une gamine. Mais tu fredonnes avec Polnareff « je veux faire l’amour avec toi », cette phrase que ton père trouve dégueulasse ; et tu as retenu ce drôle de slogan : « Jouir sans entraves ».

L’année suivante tu entres en classe de Seconde. Tu n’es plus la petite collégienne de l’an dernier, mise à l’écart des débats politiques et des joutes oratoires entre les élèves du lycée, majoritairement des garçons, notons-le. Deux camps s’étaient rapidement constitués avec leurs meneurs, deux élèves de Terminale, l’un prénommé Philippe, leader des gauchistes, dont tu n’as plus jamais entendu parler, et du côté droit un certain Michel Barnier, qui allait faire partie de la vie politique quelques années plus tard.

En mai dernier, par une porte entrebâillée, tu avais, avec quelques autres collégiens, assisté furtivement à une assemblée générale parents-enseignants. Tu vois encore ton père déclarer sur un ton péremptoire : « Jamais je n’accepterai que ma fille fasse de la politique au lycée ! »

Ne jamais dire jamais.

En cette année scolaire 68-69, avec une poignée de lycéens, tu organises une grève générale dans ton lycée. Les profs dans leur majorité n’ont pas eu à se faire prier pour soutenir le mouvement. Les débats repartent de plus belle, au grand dam du censeur, garde-chiourme d’un autre temps, et de tes parents dépassés. Parents désemparés qui, quelques semaines plus tôt ont procédé à une fouille en règle de ta chambre pour confisquer tes livres et journaux interdits ainsi que tes cahiers de notes personnelles, dissimulés sous le sommier de ton lit… C’est dire s’ils ont cherché ! Ils venaient d’apprendre que l’un de tes copains avait été arrêté, jugé et condamné à une courte peine de prison après un énième vol de disques ou de livres. Ils t’ont obligée à leur promettre de ne plus jamais fréquenter « cette bande ». Tu ne leur as pas pardonné d’avoir fait de toi une parjure.

Après les cours, vous vous rassemblez dans une chambre sommairement meublée, une bonne douzaine de garçons et de filles, des lycéens, des lycéennes et des garçons de l’Ecole Normale d’instituteurs toute proche, quelques-uns assis en tailleur sur les deux lits et les autres par terre. Chauffée par un vieux poêle à fuel, la chambre est imprégnée d’une tenace odeur de mazout qui reste accrochée à vos vêtements une fois dehors. C’est là que vous refaites le monde. La première recette que tu copies dans un carnet n’est pas celle de la quiche lorraine ou du lapin aux pruneaux, mais du cocktail Molotov… Encore lui ! Tu notes qu’il ne faut pas oublier d’y ajouter une bonne dose de shampooing qui en moussant permettra au mélange incendiaire de se répandre le plus largement possible.

Un jour les garçons, pour la plupart plus âgés que les filles, décident de faire une partouze. Qui ne dit mot consent… Aucune d’entre vous ne s’oppose à ce projet. Tu sais ce que le mot veut dire mais il n’est pas sûr que tu réalises vraiment de quoi il s’agit. Toutefois freins et entraves sont encore bien présents. Votre partouze se limitera à des échanges de longs baisers et de caresses plutôt chastes. Vous avez fait ce que vous avez pu et cet après-midi particulier te laissera un souvenir doux.

Cinquante ans plus tard, tu te remémores cette époque délicieusement et douloureusement troublée. Mai 68 eut beau semer ses graines de révolte et de libération, 69 ne fut pas pour toi l’année érotique chantée par Gainsbourg.

Quant à la Révolution…

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SOIXANTE ET ONZE     /    Claire

Comment ils vont la rebaptiser, mon école primaire ? Puisque « Ecole de filles », c’est plus possible : à partir de cette année 1971, l’école primaire sera mixte, en tout cas à Saint-Etienne. Moi je m’en fiche : je vais entrer en sixième.

Le collège… Un saut par-dessus la rivière du temps. Passer de l’enfance à l’indépendance. C’est ainsi que je voyais les choses. Quitter le quartier pour aller en cours, avoir des horaires différents selon les jours, plus de petit frère à traîner à l’école maternelle… Et je vais faire de l’anglais ! Maman, elle m’impressionne quand elle cause Angliche. Quand je remplirai la fiche de renseignements, la ligne entière suffira-t-elle pour écrire « secrétaire sténo-dactylo anglais » ? Elle a beau me répéter qu’il est inutile d’écrire tout ça, moi j’y tiens. C’est son titre de noblesse, et par rebond un peu le mien aussi. Ma vengeance par rapport à cette remarque méprisante d’une camarade de classe, en C.E.2, lorsque chacune décrivait le métier de son père :

  • Garçon de café ? c’est pas un métier, ça.
  • Si c’est un métier. C’est comme ça qu’il gagne de l’argent mon père.
  • C’est pas vrai ! Les garçons de café, on leur donne que des pourboires.

La discussion avait vite dégénéré. Je m’étais battue. Punie une fois encore et la maîtresse avait ajouté son mépris à celui de l’autre élève. Quand elle avait compris le motif de la bagarre, elle avait soupiré, les yeux au ciel, balançant la tête de droite à gauche : « Garçon de café… » sur un ton de commisération que je n’avais pas supporté. J’avais protesté, argumenté, déjà frondeuse. Mon cahier de compositions portait souvent la mention « insolente ».

Alors, à la ligne réservée au métier du père, j’écrirai fièrement « garçon de café ». En plus, maintenant, mon père travaille au Helder, place Dorian. Il a troqué le gilet noir et toutes ses poches minuscules où il piochait la monnaie avec une dextérité de pianiste virtuose, pour une veste raide, blanche, avec des torsades rouge et or pressionnées sur les épaules. Quelle allure !                                                                    

Et le Helder, c’est un salon de thé. Il m’a dit que je pourrai passer le voir en sortant du collège, de temps en temps. Mais je sais pas si, malgré le sourire bienveillant de la vendeuse de la partie pâtisserie, j’oserai affronter les regards des vieilles clientes poudrées…

Un soir, papa avait dit : « Je vois beaucoup moins Lucien Neuwirth depuis que je suis au Helder. » Le ton respectueux qu’il avait employé m’avait laissé supposer qu’il s’agissait de quelqu’un d’important. Depuis cette année, mon père est encore plus fier de le connaître : « La loi Neuwirth est passée. Enfin publiée. » Cet homme-là avait une loi qui portait son nom…Waouh ! Maman m’expliqua que c’était une loi autorisant la contraception. S’en est suivi un long exposé dans lequel j’ai entendu « méthode Ogino, pilule, planning familial… » J’ai juste retenu qu’on pourrait plus facilement « éviter de tomber enceinte ». Donc, on « tombait enceinte » comme on « tombait malade »… Tiens…

Moi, ce qui m’intéresse, c’est surtout d’entendre mon père raconter son travail. Mon père raconte très bien. Je trouve tellement étonnant de l’entendre dire que, même si le Helder est un établissement plutôt prestigieux, où les serveurs se donnent du « Monsieur Jacques, Monsieur Jean, Monsieur Silvio », les rapports avec les patrons sont suffisamment détendus pour que mon père leur chante « Merci patron ! », le tube de l’époque des Charlots, lorsqu’ils mangent tous ensemble, dans l’arrière-cuisine. Et que tout le monde rigole ! Sauf Monsieur Jean, qui est très compassé, dit ma mère. Moi je dis rien, mais ça m’étonne que ma mère dise un gros mot.

En revanche, mon père, il doit pas causer foot avec ses clients, plutôt des clientes, souvent âgées. J’ai compris que c’était « des gens qui ont les moyens » qui fréquentaient le Helder. Compris aussi que ses clientes les plus fidèles appréciaient le caractère facétieux -mais toujours respectueux- de mon père. Il connaît leur monde, lui qui fait régulièrement des extras pour « mettre du beurre dans les épinards » comme il dit. Les réceptions dont il rapporte parfois des petits fours, des clubs sandwiches, ne l’impressionnent pas. Comme tous ceux qui ont dû arrêter l’école assez tôt pour aller travailler – lui, c’était à quatorze ans, mon grand-père à onze ans, et moi qui aime déjà l’école, je suis rassurée : depuis cette année 1971 l’enseignement sera obligatoire jusqu’à seize ans – lui donc, connaît sa place dans la société, et celle des personnes chez qui il sert. Il ne les méprise ni ne les envie mais entend bien ne pas être méprisé non plus. La qualité de son travail est sa vertu. Eux ont de l’argent ? Lui, il a un savoir-faire. Quand je serai plus grande, je sentirai tout de même chez lui une admiration pour ces gens cultivés. Le respect pour un territoire de lui inconnu.

Donc il ne parle pas des Verts avec ses clients. En revanche, chez nous, les noms de Carnus, Bosquier, Sarramagna, Larqué, Herbin… sont aussi familiers que les marques Ovomaltine ou Bonux. Et quand mon père parle du président Roger Rocher, la déférence qui pointe dans sa voix me laisse imaginer que cet homme-là dirige au moins la France. Pourtant je sais bien que Pompidou a succédé au Général de Gaulle qui vient de mourir. Autant, un général, ça pouvait m’impressionner, autant le nom de Pompidou me donne plutôt envie de me marrer. J’ai onze ans faut dire.

Dans l’appartement de la rue Marengo, on cause pas tellement politique. J’entends juste « Marchais, il va trop loin quand même, socialiste c’est bien. » Et aussi mon père, cet homme des bois que j’accompagne souvent à la chasse, en cueillette, en balade…s’étonner qu’on ait créé un Ministère de la Protection de la Nature et de l’Environnement : « C’est bien dans un ministère qu’elle va être protégée la nature, tiens ! Et en même temps Michel Debré qui veut agrandir le camp du Larzac… Elle est où la logique, hein ? Il en fait quoi, de la nature, Debré ? »

Rue Marengo… On est tout en bas de la rue, à Carnot. A deux pas, la MAS : la prestigieuse Manufacture d’Armes de Saint-Etienne. S’il m’arrive de passer devant, à l’heure de la sortie des ouvriers, ce déferlement d’hommes – et de femmes ? -, vêtus presque tous de la même manière, leur hâte à quitter ce lieu de travail à l’architecture monumentale, me font apprécier ma vie tranquille de collégienne.

Le collège où je vais entrer, il sera tout neuf ! Le collège du Puits de la Loire. Saint-Etienne est encore une ville de mines à cette époque, et il reste au Puits Couriot, où mon parrain est mineur de fond, deux années avant la fermeture. Il sera tout neuf le collège, oui mais… en septembre 1971 il sort tout juste de terre. Mes rêves de bâtiment moderne et de cafétéria s’effondrent en même temps que les moellons s’empilent sur le terrain boueux, au-dessus de la rue Pétrus Maussier. C’est donc dans une ancienne école primaire, rue des Frères Chappe, que nous faisons notre entrée en sixième. Je serai vitre consolée : le grenier recèle des trésors que sont allés découvrir deux garçons intrépides de ma classe. Pendant la récré de cantine, Fabien et Bertrand disparaissent. Et montrent ensuite fièrement à quelques privilégiés dont je suis, de vieux bouquins poussiéreux et des éprouvettes, dénichés dans les combles. Je repenserai souvent à ces moments lorsque, étudiante, je dépenserai mes quelques économies en achat de livres anciens chez les bouquinistes de la rue Michelet et de la rue de la Ville.

Un autre plaisir de ce collège qui n’en est pas un est la cantine. Ah ! C’est pas la cafétéria du Géant Casino de Ratarieux, c’est sûr ! Ça ressemble plutôt à la cantine de mon école primaire. C’est même mieux, parce qu’on est moins nombreux. Moins nombreux dans un collège que dans une école ? Eh oui ! Ce sera le plus beau souvenir de mes années de collégienne. Un souvenir qui ne peut être partagé que par les quelque cent trente élèves de ma promotion. Nous ne sommes que cinq classes de sixième dans cet établissement. Et lorsqu’enfin, au mois de mai, nous intégrons les locaux tout neufs, nous sommes épatés d’avoir autant d’espace à notre disposition ! L’année suivante, les petits sixièmes feront leur apparition. L’année d’après nous serons les quatrièmes, bref, toujours les plus grands, même si le collège se peuple de plus en plus. Mais pour le moment, nous sommes dans la vieille école rue des Frères Chappe, et la cantine… c’est comme chez une grand-mère. La cuisinière pose sur la table un plat énorme et nous partageons la salade dont elle a fait elle-même une délicieuse sauce vinaigrette. Le gratin finit de cuire dans le four et parfois elle a le temps de faire une tarte… Le self du collège tout neuf sera moins appétissant, bien que les plats soient plus nombreux et variés. Après avoir fait glisser notre plateau que nous remplissons au fur et à mesure, nous débouchons dans la salle polyvalente. Le mot seul nous paraît moderne. Pour les réunions, ou les projections de films, les tables se replient, les sièges pivotent, et hop ! une salle de spectacle surgit.

Un autre intérêt du nouveau collège pour moi est qu’il est suffisamment éloigné de mon domicile pour justifier l’usage de mon vélo pliant. Au début, je suis la seule fille à me rendre au collège en vélo, et je fais ma crâneuse. Quand d’autres s’y mettent, ça ne m’intéresse plus et je préfère alors marcher vingt minutes à pied avec mes copines que je retrouve sur le chemin. On a deux points de rendez-vous. Le premier, avec Josiane qui habite à cinq minutes de chez moi, le second avec Eliane et Françoise qui sont plus près du collège. On se sent grandes d’avoir des rendez-vous et nous sommes sans pitié pour les retardataires : on attend trois minutes, pas plus, c’est la règle. Aussi l’assurance de ne pas nous mettre nous-mêmes en retard. Le surgé, il est pas commode, ça non !

Un après-midi, en rentrant du collège, Josiane et moi voyons marcher devant nous une élève de primaire. Une idée me vient, que Josiane adopte aussitôt. Et nous voilà, conversant à voix suffisamment haute pour qu’elle nous entende, là, à deux pas devant nous :

  • Tu y vas, toi, demain matin, au collège ?
  • Non, j’ai pas trop envie. On a math… j’aime pas. J’irai l’après-midi.
  • Moi j’irai peut-être. Je sais pas encore. C’est quand même super chouette de pouvoir aller en cours que si on a envie. C’est bête qu’ils nous l’aient pas dit, quand on était en primaire, que le collège c’était comme ça.
  • Tu as vu, cet aprèm on n’était que douze en classe !
  • Y’avait Philippe… au fait… tu vas à sa boum samedi ?

On a doublé la gamine qui avait sans doute seulement un ou deux ans de moins que nous, et on s’est obligées à pas se retourner. Il fallait vraiment qu’elle y croie, à notre histoire. On riait encore, au coin de la rue, d’imaginer ce qu’elle raconterait à ses copines le lendemain à l’école. On a des joies simples, à onze ans.

Et des rebellions précoces. Etouffées d’autant plus vite qu’en 71 les enfants ont davantage de devoirs que de droits et l’obéissance est le maître-mot. N’empêche. Quand je reviens du Conservatoire de Musique, un vendredi soir, je lance à mes parents :

  • Mon prof de flûte traversière, il m’a dit que pour le concours, les filles, on doit être en jupe. C’est obligé.
  • Oui, et alors ? répond distraitement ma mère.
  • Alors, moi, je veux pas être en jupe. D’abord j’en ai que deux et en plus, le jury, c’est que des vieux messieurs. Le directeur, il a les cheveux blancs…
  • Et alors ? enchaîne ma mère, qui, décidément, manque d’imagination ce soir.
  • Ben… pourquoi on obligerait les filles à mettre une jupe ?
  • Tu veux pas qu’on y oblige les garçons, peut-être ? se mêle mon père. Qui ajoute à voix basse, à l’adresse de ma mère : « Elle va pas nous faire sa Gisèle Halimi quand même ? »
  • C’est qui Gisèle Halimi ?

Aux explications que me fournit ma mère, je me dis que si une avocate se préoccupe de défendre les femmes, c’est qu’il y a du boulot, et que ça va pas être facile. Ma mère continue :

  • Avec Simone de Beauvoir, et d’autres, elles ont fondé un mouvement qui s’appelle Choisir… 

Je l’interromps d’un :

  • Choisir ? Ben voilà, moi, je veux choisir !

En guise de choix, en 71, les femmes qui regardent la télévision se contentent souvent de « Aujourd’hui Madame », « Noëlle aux quatre vents »… c’est pas avec ça qu’elles vont avancer, c’est sûr !

Chez nous, les enfants regardent rarement le petit écran, mais je me souviens très bien des « Aventures imaginaires de Huckleberry Finn ». Je suis surprise par ce mélange de vues réelles et de scènes d’animation, et quand ma mère, grande lectrice, m’explique qu’il s’agit de l’adaptation d’un livre de Mark Twain… je me dépêche de l’emprunter à la bibliothèque municipale. Ma mère, elle, entre son emploi à temps plein et la maison, ne pouvait s’y rendre. Aussi elle allait chercher ses nourritures littéraires au bibliobus qui s’installait régulièrement place Carnot. Je voyais bien qu’il proposait un choix restreint, mais moi j’adorais y aller avec elle : grimper dans un bus rempli de livres… et des livres pour les adultes… C’était un moment précieux où je pouvais, dans ce tout petit espace, observer ma mère, essayant de deviner ses pensées. Sur le chemin du retour, elle me confiait ses livres et il me semblait que le seul fait de les porter me permettait de me les approprier… Je la laissais marcher devant, me tenant aussi éloignée d’elle que possible afin qu’on me crût seule. Je jouais à être grande. Je me sentais importante, et j’aurais juré, alors, que tous les passants me regardaient et se disaient, impressionnés : « Si petite et elle lit tout ça ! »

Oui, bien petite en réalité, à onze ans. J’attendrai encore plusieurs années pour vivre, comme le chanta Marie Myriam au concours de l’Eurovision en cette année 1971, « l’inoubliable instant où l’on rend ses habits d’enfant… oui, d’enfant… »

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